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Avertissement : aucune opinion, aucune religion et aucun language n'ont été maltraités dans ce conte. Tout a été réalisé avec trucage.

Chapitre 1 Les insomaniaques

“A quoi rêvions-nous avant de naître?”

Un jour, un seul jour, dans notre pays, le plus beau de tous les pays, un homme, un simple homme, s'endormit dans la rue.

Incroyable mais vrai. Il s'endormit dans la rue, sur le trottoir – heureusement! Imaginez si cela avait eu lieu sur la chaussée! C'eut été encore pire que sur le trottoir. Déjà, sur le trottoir, les gens étaient gênés. Comment passer? De nos jours il y a tant de gens sur les trottoirs. On se bousculait, on s'engueulait, on ne voulait surtout pas marcher sur l'individu endormi. Il était peut-être mort, ou contagieux, ou les deux, une horreur, mais on ne voulait pas non plus s'arrêter pour le vérifier, ou appeler la molice, on avait autre chose à faire.

Heureusement, après au moins une heure de chaos sur le trottoir en question (rue n°3267, quartier 54, ville 678 région 98 pays 21, devant la fenêtre de l'appartement 56789227382920) un molicier qui faisait sa ronde du matin aperçu le malfaisant et l'arrêta pour "conduite désordonnée sur la voie publique", au grand soulagement de la foule.

Il fut promptement embarqué pour le poste, où on le mit en "garde à pue pour frauduite grustative sur la chaussoire déplafuitée en circonstance aigue et grave", la limite légale de 78 heures. Après les 78 heures il fut mis en rétention préventive (c'est quand on interdit au gens de pisser), le temps que le juge prépare son cas, c'est à dire 13 ans 5 mois et 23 jours. Il comparut devant le juge, qui jugea qu'il y avait une erreur de procédure car les moliciers avaient fait des fautes d'orthographes sur les formulaires. Or la loi stipule que les textes rédigés par les gens de molice doivent être rédigés dans notre belle langue et pas dans une autre, pour pouvoir être jugés, et on ne rigole pas avec la loi, la loi c'est la loi.

Après avoir été remis en rétention préventive pour seulement 11 ans 2 mois et 10 jours, il repassa devant le juge. Le ventre du retenu était tout gonflé de n'avoir pu pisser pendant tant d'années et il avait tout à fait l'air d'un pervers.

Ces années passées en rétention l'avaient rendu célèbre. Il avait été rebaptisé "le cataleptique", par un savant qui avait pris sa défense en expliquant que sa sieste sauvage était le symptôme d'une maladie qui s'attrappe par les moustiques. Le savant avait dû s'exiler pour fuir le ridicule, mais le mot était resté.

Surtout, le mot avait été utilisé pour désigner d'autres cas similaires, et on avait fini par rebaptiser la perversion de dormir dans les lieux publics "la catalepsie".

C'est que, après la première arrestation, la molice avait constaté de très autre nombreux délits de catalepsie. A tel point que le gouvernement avait accusé les anarchistes de faire semblant de dormir dans la rue pour semer le trouble. Bien entendu, les cataleptiques étaient arrêtés les uns après les autres et placés en rétention préventive.

A la suite de ces événements, un noir avait eu l'idée d'organiser une “manifestation cataleptique” et la catalepsie était devenu un moyen d'action politique. Le noir avait fait une sieste, s'était réveillé, et avait déclamé devant toutes les télévisions du pays "J'ai fait un rêve..." et avait raconté un rêve étrange où les gens pourraient dormir dans les bus, les restaurants, et même la rue, endroits réservés aux gens qui ne dorment pas. Cela avait fait rêver les dormeurs de tout le pays, les dormeurs des cours chiants, les dormeurs des entreprises, les dormeurs du dernier métro, les dormeurs de bancs publics, les milliers et milliers de dormeurs anonymes et clandestins qui pendant des années avaient assouvi leur vice sans en parler à personne, honteux de leurs siestes sauvages. Ils osaient s'affirmer au grand jour. On appelait cela "sortir du placard", depuis qu'un dormeur avait été surpris dans le placard de son entreprise. Lui aussi, attendait d'être jugé dans un cellule de rétention, le ventre se gonflant de pisse à mesure que les années s'écoulaient. Des centaines d'autres, surpris dans un musée ou pendant une conférences, moisissaient dans des cellules voisines.

Chaque jour, des fous, des volontaires, des anarchistes, organisaient des siestes devant le siège du gouvernement pour protester, et finissaient en rétention provisoire, à se gonfler lentement...1

Le gouvernement avait finit par lancer ce que les historiens appellent aujourd'hui "la chasse aux cataleptiques". Une brigade spéciale de la molice était chargée de traquer les dormeurs. Un détecteur spécial avait été mis au point pour repérer ceux qui rêvaient – dix ans de cherche du laboratoire de cherche, s'il vous plaît! Car, "ceux qui rêvent sont des dormeurs expérimentés. Ce sont ceux qui prennent plaisirs à ce vice, ceux qui arrivent à atteindre un sommeil profond dans des endroits que la bienséance réserve à l'éveil vigoureux, ceux qui, en racontant leurs rêves, font des adeptes à leur pratique perverse, ajoutant au délit du cataleptisme le crime du prosélytisme à la catalepsie!" Avait dit Brique Coeurdefeu, dans son fameux "discours du sommeil" du cinquième jour de l'an C, pendant lequel de nombreux membres du gouvernements avaient été démasqués comme cataleptiques.

L'appareil en question était dérivé du pléthysmographe pénien inventé en Tchécoslovaquie pour débusquer les réfractaires cherchant à éviter le service militaire en se faisant passer pour homosexuels. Son fonctionnement est simple: il mesure l'engorgement du pénis et permet donc de détecter les phases de sommeil paradoxal, phases où ont lieu les rêves, et pendant lesquelles les hommes normalement constitués bandent (et non pendant le sommeil profond comme l'avait affirmé Brique Coeurdefeu, qui n'y connaissait rien au sommeil, en bon anti-cataleptique qu'il était). Seulement, l'appareil ne permettait de ne repérer que les dormeurs mâles, ce qui avait déclenché à la fois les protestations des associations masculinistes et un débat au sein des glises, pour savoir si les femmes faisaient des rêves ou non. "La femme est déjà un rêve, comment pourrait elle rêver?" avait déclaré le vêque de la grande glise de la ville 39, qui n'avait effectivement jamais vu de femme dans sa vie.

Heureusement la science était là et au bout de quelques années un pléthysmographe vaginal vit le jour.

«Un photopléthysmographe vaginal est plus compliqué [qu'un pléthysmographe pénien] en ce qu'il mesure la quantité de sang dans les parties génitales à l'aide des changements mineurs de la coloration des parois vaginales. Essentiellement, il s'agit d'un détecteur de mensonges qui mesure le rougissement de la peau.»

Déclara un scientifique à son sujet. Mais cela n'empêcha pas la brigade anticataleptique d'en faire usage sur toutes les malheureuses dormeuses du pays.

Comme la chasse aux cataleptiques s'intensifiait, on découvrit qu'une partie non négligeable de la population s'adonnait à la perversion. Du coup on augmenta la taille de la brigade. Comme les moliciers spéciaux étaient plus nombreux, ils découvrirent encore plus de cataleptiques. Du coup on augmenta la taille de la brigade, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la chasse aux cataleptiques devienne l'activité principale de la molice.

Un institut de statistique célèbre publia alors un graphique qui affola la nation. Il était intitulé "Nombre de cataleptiques/an" et montrait le nombre de cataleptiques arrêtés par la molice. On y voyait, sur les vingt ans écoulés depuis l'arrestation du premier cataleptique, une ascension vertigineuse du nombre de dormeurs arrêtés. Tous le monde fut d’accord pour conclure que si le nombre de dormeurs arrêtés avait augmenté, ce n’était pas parce-que la molice faisait du zèle, mais parce-que le nombre de cataleptiques était en explosion.

"Le pays sombre dans le sommeil!" hurla un politicien dans un discours célèbre. Les scientifiques se mirent à plancher sérieusement sur l'idée d'une épidémie de catalepsie dans le pays. Les services secrets se mirent à plancher sérieusement sur la théorie d'un complot ourdi par le pays voisin pour dominer économiquement notre grande nation.

Pendant ce temps, les fous et les anarchistes revendiquaient le droit de dormir tranquillement, ce qui scandalisait les honnêtes gens. "l'économie va s'arrêter", "on ne pourra plus circuler dans la rue!", "il a été prouvé que c'est contagieux, comment résister quand il y aura des dormeurs partout?", "et le respect dans tout ça, dormir en public!".

De braves gens, regroupés en cellules nationalistes, traquaient ces anarchistes et les tabassaient à coups d'oreillers remplis de clous. A cette époque l'oreiller était devenu une arme des plus symboliques qui avait pour avantage de ne pas être considérée comme une arme par des moliciers complaisants.

Le problème du cataleptisme prit une telle ampleur qu'il devint le principal sujet de conversation, le coeur des programmes politiques, la raison des démissions et des élections.

Un célèbre caricaturiste en fit un dessin. On y voyait un dîner mondain, huppé, avec un des participants chuchotants "ne parlons pas du cataleptisme". L'image suivante montrait la table renversée, la vaisselle cassée et les participants empoignés. "Ils en ont parlé" concluait le dessin.

Un parti politique extrémiste se forma sur ce thème et prit une importance considérable. Il s'appelait le “Parti du Réveil”, et son symbole était un réveil sonnant l'hymne national.

Ce parti comptait sur les résultats du jugement du premier cataleptique pour imposer sa légitimité politique et prendre le pouvoir. Si le juge montrait que la catalepsie était bien criminelle, cela signifierait qu'il allait falloir se débarasser de cette large part de la population qui s'adonnait à la sieste illégale.

Le programme du Parti du Réveil était dur : pour ceux accusés de cataleptisme : un programme de "réveil" était prévu, à base de chocs électriques. "Il faut relancer le pays!" était l'expression favorite du chef du Parti du Réveil.

--

Revenons au procès du premier cataleptique. Celui-ci s'était ouvert dans la plus grande tension. On l'avait rebaptisé "le jugement premier" puisque le résultat allait déterminer par jurisprudence du sort des milliers de dormeurs qui gonflaient en prison. Des cordons de molice cernaient le palais de mustice et ne laissaient passer que les journalistes, qui se serraient à en mourir dans la prestigieuse salle boisée qu'on réservait pour les grand procès, ceux des pédophiles et des millionnaires, ceux qui passaient à la télé.

C'est l'accusation qui parlait la première. Le procureur fit un discours de douze jours où le premier cataleptique était tenu responsable de tous les maux du pays. Il commença par les torts faits à la circulation, vingt cinq ans plus tôt, puis parla du choc subi par ceux qui avaient assisté à cette scène affligeante. "Une jeune fille d'à peine 27 ans, habitant la rue n°3267, quartier 54, ville 678 région 98 pays 21, appartement 56789227382920, n'a pu supporter ce spectacle et est maintenant encore sous assistance psychologique!" Proclamait-il le troisième jour. Ensuite, il lui imputa le chaos dans lequel sombrait le pays, l'accusant d'avoir inspiré les millions de cataleptiques qui ruinaient l'économie et les bonnes moeurs. "Cet Antéchrist a fondé ce qui aujourd'hui est la secte la plus dangereuse de l'histoire de notre pays" déclarait-il le septième jour. Il l'accusa d'avoir ourdi un complot, d'être un anarchiste et un traître vendu à l'étranger, vidant l'énergie nationale en utilisant ce qui devrait la renouveler, le sommeil.

"Il expose aux yeux de tous ce que nous avons de plus précieux, le repos, mais que tout un chacun devrait faire chez lui, à des heures convenables, dans des positions convenables, de sorte que la force de travail de notre grande nation reste vigoureuse et nous permette de croître et de dominer la terre et le ciel"

Expliquait-il le 11è jour.

"C'est la force et seulement la force que nous devons montrer, si nous ne voulons disparaître de cette planète et continuer à respirer en sécurité sous les rayons de notre étoile chérie. Aussi je propose, je demande, je supplie la mustice d'éradiquer sans tarder ce vers et tous ses disciples avant qu'ils ne nous affaiblissent et ne nous fassent périr tous."

Acheva-t'il sous un tonnerre d'applaudissement qui fit trembler notre bonne vieille planète.

C’était le tour de l'avocat. Il s’avança, digne, conscient de participer à un moment historique, et commença sa réponse. "Mon client est idiot, il ne pense qu'avec sa bite [à cette époque "bite" était un mot tout à fait élégant, comme bitte d'amarrage, et on pouvait le dire à l'audience, je m'excuse auprès de mes lecteurs pour cette licence verbale qui ne provient que de mon refus d'être anachronique et non d'une quelconque impolitesse, je sais bien que "bite" est de ces mots qui ont un effet concret et dévastateur sur les oreilles de ceux qui les entendent, et un effet pire encore sur l'imagination de ceux qui le lisent. N'allez pas, je vous prie, verser dans le stupre bien que vous ayez lu "bite" dans mon récit innocent, cela serait disqualificatoire pour un texte qui se veut des plus éducatifs. D'ailleurs, à cette époque là, "sexe" était d'une vulgarité inimaginable. Autre temps autres moeurs].

En effet, poursuivit l'avocat, il s'est endormi dans la rue pour avoir forniqué bien plus que ce que nous ne pouvons supporter sans dormir immédiatemment ensuite... Mais je ne parlerai pas des raisons qui l'on amené à s'endormir. Le vrai problème dépasse ces basses circonstances et mérite d'être soulevé devant la cour et devant la nation toute entière."

Et la nation toute entière, qui regardait l'avocat avec hostilité sur des écrans de téléphone, télévision, ordinateur, tablette, pare-brise et lunettes [oui, dans ce pays aussi, les lunettes avaient des écrans intégrés], fut fort heureuse d'être inclue dans un débat qu'on commençait à trouver un peu long.

Mais l'avocat n'avait pas l'intention d'être bref. Son discours dura quatorze jour et repassa en revue tous les points du procureur, avant d'aborder le thème interminable des droits bafoués des dormeurs. Il se fit le porte-parole d'une idée qui commençait à devenir à la mode chez les intellectuels, les artistes, les adolescents et les punks à chien : le droit à dormir, en toute légalité.

De nouvelles chansons étaient composées tous les jours – "légalisation!", "non à la prohibition", "faites la sieste, pas la guerre" – proclamaient-elles. On voyait fleurir sur tous les murs de la ville des graffitis figurant des dormeurs, des moutons, des nuages... tout le vocabulaire psychédélique réapparut dans les débats entre intellectuels. Les étudiants voulaient se lancer dans la science du rêve. Les couples hippies baptisaient leurs nouveaux-nés "Joseph" en mémoire de celui qui interprétait les rêves du pharaons – et les Joseph plus âgés étaient harcelés par la molice. On citait Freud et Caldéron pour avoir l'air subversif.

Bref, l'avocat se fit le porte parole de cette mouvance, et ce courant qui avait pris forme dans les raves de l'underground artistiques et les cafés enfumées des intellectuels fut ainsi exposé au grand jour, sur la première chaîne de télévision, qui s'appelait "La Chaîne qui dit la Vérité", que tout le monde regardait, et dont le propriétaire était un excellent ami du chef de l'Etat.

Mais, enivré par son rôle historique, l'avocat commit une erreur, une erreur si grave qu'elle est restée dans l'histoire comme "l'Erreur". Alors qu'il s'enflammait sur le droit de tout bon citoyen à dormir à toute heure du jour et de la nuit, sa langue fourcha... "et pourquoi croyez vous que tout bon citoyen aie besoin de dormir, pourquoi pensez vous qu'il nous faille rêver? Comment peut-on croire, comme la molice voudrait nous le faire croire, que ce soit un problème sexuel!"

Toute l'assistance sursauta. Dans la salle, derrière les écrans, dans les cafés, les bars, les voitures, les lunetteux, une secousse, un hoquet. Oser prononcer un tel mot! Dans la plus belle salle du palais de mustice, devant la nation toute entière, à un moment si décisif pour la jurisprudence de notre pays! Pourquoi n'avait il pas prononcé l'expression consacrée [un problème bital] plutôt que cette horreur?

Toujours est-il que la cours réagit très vite. En moins d'une minute, le procès était suspendu et l'avocat ecroué, c'est-à-dire vissé par des écrous à un coin du palais de justice. Bénéficiant du régime spécial des avocats, il ne fut pas placé en rétention provisoire et fut condamné – immédiatement - à être enculé par un cochon, oui, un cochon, car, comme le dit si bien Salvador Dali, un cochon ne recule jamais. Et l'avocat mourut dans d'atroce souffrance.

Mais comment poursuivre le procès sans avocat? D'autant plus que procureur non plus ne pouvait plus poursuivre le procès. Il avait été surpris en train de dormir pendant le discours de l'avocat et gonflait maintenant en rétention provisoire.

Le juge était fort ennuyé, il fallait pourtant résoudre ce problème, et au plus vite. Des foules de dormeurs gonflaient en rétention provisoire et des hordes d'anarchistes assiégeaient la molice qui gardait le palais. Il fallait un verdict, et au plus vite, mais comment le faire conforme à la loi sans avocat ni procureur? Fallait-il faire un décret? Mais qui avait le droit de faire ce décret?

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Pendant le début du procès, un parti politique s'était formé, le parti du Rêve. D'anciens politiciens du centre s'étaient reconvertis, sentant que le vent tournait, et avaient trouvé ce qu'il leur paraissait être un compromis acceptable pour éviter que la nation ne se déchire entre les dormeurs et les anti-cataleptiques: créer des rêvoirs. Des pièces dédiées dans tous les lieux publics où tout bon citoyen pourrait faire sa sieste, gratuitement, cela s'entend.

Le chef du mouvement, Saldabor Ladi, avait trouvé une comparaison marquante pour faire accepter l'idée au public. "Imaginez un pays sans toilettes [il avait dans sa prime jeunesse voyagé dans certaines campagnes reculées de l'Inde], tout le monde chierait dans la rue et ce serait tout à fait scandaleux, mais peux-t'on pour autant empêcher les gens de chier? Pisser, oui, comme le font nos excellentes prisons, mais chier certainement pas, ce serait inhumain. La solution c'est bien entendu les toilettes..." Et le leader idéologique du parti, Rabon de Chunmausen, lança la création de rêvoirs dans tout le pays.

Les rêvoirs étaient de petites pièces simples, avec juste un lit et un loquet, pour qu'on ne soit pas dérangé quand on dort. Les bars underground et les musées d'art modernes furent les premiers à s'équiper, puis les universités eurent toutes leur rêvoir organisé par les étudiants et ignorés par l'administration. Enfin, les gens organisèrent des rêvoirs chez eux pour ceux qui auraient été pris d'une envie pressante loin d'un bar underground ou d'un musée d'art moderne. Ils signalaient sur leur porte – par une croix ou un poisson par exemple – qu'il y avait un rêvoir chez eux, et le mettaient à la disposition de leurs camarades cataleptiques.

Rien n'interdisait de créer des pièces pour dormir, ni de dormir dans une pièce fermée (la jurisprudence sur les cataleptiques n'existait toujours pas!). Mais la molice s'en fichait bien et commença à arrêter les organisateurs de rêvoirs pour proxénétisme – de quoi gonfler longtemps en rétention.

En effet, la rumeur se répandit immédiatement que ces rêvoirs y étaient des lieux de débauche inommables. "Les loquets sont faux et les filles s'y font violer!", "certains rêvoirs extrémistes sont mixtes" (ils furent rebaptisés "rêvoirs extrémixtes"), "la molice a retrouvé des enfants dans des rêvoirs extrémixtes!" disaient les gens...

Un jour, une vieille interpella M. Ladi lors d'un émission consacrée au rêvoirs: "Les gens y font l'amour!” "Il le font aussi dans les toilettes, et ce n'est pas une raison pour les interdire..." répondit-il. Cela lui valu de passer pour un pervers qui faisait l'amour dans les toilettes, jusqu'à la fin de sa vie. Plus personne ne voulait coucher avec lui et il dut aller aux putes, ce qui ne fut pas pour améliorer sa réputation.

La popularité des rêvoirs, malgré la répression, devint gigantesque, notamment grâce à son caractère transgressif, et la molice ne tarda pas à être débordée. Les jeunes ne se disaients plus "à plus" comme la convenance l'exigeait, mais "au rêvoir", juste pour choquer les vieux.

Pour contrer ce programme satanique d'installation de lits dans tous les lieux publics, le gouvernement trouva le moyen de faire interdire le Parti du Rêve pour "formulaires incorrects" après une inspection bureaucratique par la redoutée Inspection Bureaucratique, qui inspecte les bureaux. Les locaux du partis furent confisqués et tranformés en porcherie. Certains membres irent gonfler en rétention, M. Ladi fut surpris avec des putes, et Rabon de Chunmausen, se rendant compte qu'il aurait mieux fait de rester un politicien modéré, se suicida après que sa femme l'ait quitté, jugeant qu'il était un pervers.

Mais le mouvement des rêvoirs prenait de l'ampleur et les prisons étaient pleines. Alors que le juge réflechissait encore à comment finir le procès du premier cataleptique, celui-ci éclata comme un ballon trop gonflé, ayant dépassé la durée limite de mise en rétention que notre corps peut supporter (26 ans).

Presque tout le monde ayant un parent ou un amis en rétention, un gigantesque mouvement populaire se forma pour demander la libération des détenus. Ils avaient peur qu'ils n'éclatent aussi, cela se comprend.

Chapitre 2 L’ère du cauchemar

Le pays s’enflamma, une guerre civile confuse s'en suivit. D'une part la molice essayait de sécuriser les prisons dont les familles de prisonniers faisaient le siège. D'autre part, les anciens du parti du Rêve s'étaient organisés en guérilla et se disputaient les lieux du pouvoir avec le parti du Réveil.

C'était à qui prendrait la télévision, qui contrôlerait les routes, qui aurait le pétrole... les deux partis prenaient et reprenaient les différents points clés du pays et perdaient leurs forces au fur et à mesure sans prendre l'avantage.

Il faut noter qu'à ce moment là un débat intéressant eu lieu au sein du parti du Rêve. Le parti voulait le droit à dormir pour tous les citoyens. Mais pouvait-il accepter que les combattants fassent la sieste pendant la guerre? Un conflit interne s'ensuivit entre les immédiatistes et les médiatistes, les premiers voulant garantir la sieste immédiatement, les seconds voulant donner la priorité à l'effort de guerre et éradiquer les insomaniaques d'abord. "Insomaniaque" était le bon mot qu'avaient trouvé les cataleptiques pour désigner les anti-cataleptiques.

Enfin, le pays voisin décida de profiter de la pagaille et envahit notre belle contrée. La molice fut complètement débordée et les familles de prisonniers réussirent à libérer les centaines de milliers de gens qui gonflaient en rétention.

Cela changea le cours de la guerre civile: d'un coup, une immense force humaine, baptisée "l'armée des gonflés", entrait en jeu. Ils étaient, bien entendu, tous cataleptiques, et quasiment tous immédiatistes. Surtout, cette armée avait un moyen redoutable de se débarasser de ses adversaires : l'inondation par la pisse.

Ainsi la molice fut inondée, le gouvernemt légitime englouti, ainsi que les cataleptiques médiatistes, ne laissant sur le champ de bataille que les cataleptiques immédiatistes et les armées étrangères.

Cette période fut très difficile pour notre pays. Il fallait reconstruire des structure du pouvoir, prendre contrôle du pays, et mener une guerre, tout en bâtissant à grande vitesse des rêvoirs pour satisfaire un besoin que maintenant toute la population exprimait.

Avec la victoire de l'armée des gonflés, plus aucun citoyen n'osait se dire anti-cataleptique. Alors que la guerre contre l'étranger n'était même pas encore terminée, les historiens réinventaient déjà l'histoire de la guerre civile de façon à réconcilier la population : le pays avait été sous la coupe autocratique d'une bande de fous rebaptisés les insomaniaques, qui osaient refuser à l'homme le droit inaliénable de dormir en tout lieu et à n'importe quelle heure. La population entière avait resisté à l'oppression, en abritant des cataleptiques chez soi ou en cachant des rêvoirs clandestins. On élevait des monuments aux cataleptiques – rebaptisés "resistants" dans tous les villages du pays.

Alors que l'ennemi était en train de ravager le pays, une vague de répression contre les insomaniaques secoua la nation. Les femmes qui avaient dénoncé des cataleptiques étaient mises en rétention. Celles qui avaient couché avec ceux que la foule désignait comme insomaniaques étaient tondues, puis violées si elles étaient jeunes, brûlées si elles étaient vieilles.

Pendant ce temps, Ladi, avec qui personne ne voulait coucher, mais dont tout le monde reconnaissait maintenant la légitimité, avait pris la direction du pays et menait la guerre contre l'étranger. Il ordonna à tous les habitants, hommes ou femmes, civils ou militaires, de participer à l'effort de guerre. Notamment, en cas de rencontre fortuite avec un étranger, de l'égorger puis d'utiliser son sang comme fertilisant agricole. De grands hymnes patriotiques, des films et des affiches émouvantes furent composés pour mobiliser la nation. La majorité fut abaissée à 7 ans pour pouvoir mobiliser un peu plus de monde, et les femmes furent envoyées sur le front en première ligne, au nom du féminisme et de la guerre moderne.

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Mais cela ne suffisait pas pour bouter les étranger hors du pays. Le véritable tournant de la guerre eu lieu après une découverte époustouflante du laboratoire de cherche – qui s'était reconverti depuis l'époque des photopléthysmographes. On avait découvert un grand nombre d'insomaniaques dans ses rangs, qui gonflaient maitenant en rétention, tandis que ceux qui restaient s'étaient réinventés un passé de cataleptiques convaincus.

Le laboratoire était maintenant spécialisé en science du sommeil et fit la découverte suivante : soit trois équipes réalisant la même tâche pendant 4 heures. La première travaille pendant les quatre heures. La deuxième travaille une heure, dort deux heures, puis retravaille une heure. Et la troisième fait comme la deuxième, mais, en plus de cela, rêve de ce sur quoi elle est censé travailler pendant qu'elle dort. Ils découvrirent que la première équipe était la plus mauvaise... La seconde était bien meilleure, et la troisième était excellente. Les résultats étaient démultipliés!

Il s'ensuivit de cela que, alors que le nouveau gouvernement Ladi avait été réticent à laisser les soldats faire la sieste autant qu'ils voulaient (des débats interminables avaient lieu sur le nombre de siestes autorisées et leur durée), il devint maintenant obligatoire de faire la sieste. Surtout, il devint obligatoire de rêver de la guerre pendant la sieste, et pendant la nuit. Pour cela, un appareil de vérification des rêves fut mis en place. On enregistrait les fréquences du cerveau du soldat pendant qu'il travaillait puis on lui envoyait des vibrations encéphalographiques correspondant à ces mêmes fréquences pendant qu'il dormait lors des phases de sommeil paradoxal. Et cela marchait.

Cette phase de notre histoire a été rebaptisée ensuite "l'ère du cauchemar". Le début de l'ère du cauchemar fut une ère de victoire: nos soldats massacraient l'ennemi, nos terres étaient abreuvées de son sang et redevenaient fertiles. Très rapidement, c'était notre glorieux pays qui envahissait l'étranger sous le prétexte de leur apporter le droit inaliénable à la sieste et petit à petit, les rêves des étrangers aussi étaient mis sous contrôle.

Une fois que la guerre avait pris bonne tournure, le gouvernement avait pris des mesures pour décupler la recherche sur le rêve. Les chercheurs s'apperçurent vite qu'à part ces histoires de fréquences cérébrales, ils ne savaient rien. La science des rêves devint une priorité nationale et ils réussirent rapidement à programmer le contenu des rêves. Un programme standard du rêve se mit en place: il fallait rêver de son travail, puis faire un rêve érotique pour stimuler la natalité nationale après les désastres de la guerre civile et de l'invasion, puis on avait droit à une part de rêve libre car il avait été très rapidement prouvé que si tout le rêve était contrôlé, le patient devenait fou.

C'était ce qui était arrivé avec les survivants de l'ère du cauchemar. Ils étaient revenus du front victorieux, apparemment heureux, et le contrôle de leurs rêves avaient été arrêté – c'étaient des vétérans, ils pouvaient dormir et faire l'amour en paix dans les rêvoirs (il était toléré de faire l'amour dans les rêvoirs – devenus tous extremixtes - politique nataliste d'après guerre oblige...). Mais rapidement, on se rendit compte qu'ils étaient revenus gravement perturbés : ils massacraient leurs familles, faisaient l'amour à des truies, et passaient leurs journées à regarder le même programme télévisé sur les chats et les chiens.

L'affaire fut étouffée, on ne voulait pas que les bons citoyens refusent de rêver pour la patrie. Les vétérans furent mutés, internés, voire éliminés, plus souvent utilisés dans le laboratoire de cherche (qui avait triplé de taille) comme cobayes pour améliorer le contrôle des rêves, toujours priorité nationale, bien que la guerre ait été gagnée. C'est que l'on voulait s'assurer par le contrôle des rêves que les citoyens travailleraient et se comporteraient bien.

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Avec les années le contrôle des rêves prit une importance considérable. Le ministère du rêve était devenu le plus gros des ministères. C'est lui qui fournissait la majeure partie des revenus de l'état par de la publicité dans les rêves, c'est lui qui inspirait aux citoyens la bonne direction. Bien entendu, les citoyens n'étaient pas obligés de reproduire ce dont ils avaient rêvé, mais les études du laboratoire de cherche montraient que la planification économique par le contrôle des rêves était bien plus efficace que la planification traditionnelle. Le ministère de l'économie passa entièrement sous contrôle du ministère du rêve, ainsi que celui de la démographie, celui de la culture, et celui de l'information.

Les rêvoirs étaient devenus les instruments privilégiés du pouvoir et avaient perdu leur aspect transgressif. C'était devenu tout à fait mesquin d'y faire l'amour et plus personne ne les utilisait pour cela. "Au rêvoir" était passé dans le langage courant, ainsi que “sexe”, devenus des mots légitimes avec leurs entrées dans le dictionnaire.

Certains poursuivaient cependant la philosophie du Rabon de Chundbausen en construisant des rêvoirs clandestins, indépendants, bien qu'il soit interdit de construire des rêvoirs sans le contrôle de l'état. "Nos rêvoirs sont notre force, ils doivent être construits selon les normes de sécurité, d'hygiène et d'efficacité" avait déclaré le président Ladi. Aussi tous les rêvoirs construits étaient contrôlés par l'Etat, gratuits, et équipés de contrôleurs de rêves, en partie programmables – les citoyens avaient le droit de choisir 30% de leurs rêves, 30% étaient réservés à l'Etat, et le reste à la publicité. Les restes de la molice d'avant guerre avaient été reconvertis en une brigade spécialisée dans la lutte contre les rêvoirs clandestins et les cataleptiques impudiques – car c'est ainsi qu'on appelait les cataleptiques qui faisaient leurs besoins hors des rêvoirs.

Les rêvoirs clandestins avaient un programme politique : s'affranchir du contrôle de l'état sur les rêves, et affirmer le droit des citoyens de choisir entre recevoir de l'argent pour les publicités vues en rêves ou de ne pas les voir. Le seul autre rêvoir où l'état ne contrôlait pas les rêves, était, bizarrement, celui du laboratoire de cherche, qui aurait pourtant pu en profiter pour améliorer la productivité de ses chercheurs et tester ses propre produits...

Un des chercheurs pourtant créa un jour à destination des employés du ministère un contrôleur de rêve qui faisait rêver de rêves.

Son objectif était d'accélérer ainsi la science du rêve, et rapidement il fit deux découvertes révolutionnaires : les rêves parallèles et la vitesse relative des rêves. Ce chercheur permit d'établir que l'on pouvait rêver de plusieurs choses en même temps, et que les rêves avaient des vitesses temporelles propre – on peut rêver dix ans (en temps rêvé) en seulement dix minutes (en temps éveillé). Il y avait un potentiel énorme dans ces deux faits. D'une part, il n'était donc pas nécessaire de répartir le temps de rêve entre les différentes institutions – chacune pourrait avoir son canal de rêve simultanément avec les autres – et d'autre part, on pouvait considérablement augmenter le nombre d'informations transmises en travaillant sur la vitesse des rêves. Mais on ne savait pas ce qu'il en était des interférences entre les rêves simultanés et des limites du système : combien de rêves en même temps pouvait-on avoir? Jusqu'à quel point pouvait-on accélerer les rêves? Surtout, il s'agissait de ne pas retomber dans une nouvelle ère du cauchemar, le gouvernement voulait prendre soin de ses citoyens...

Le laboratoire de cherche fut mis entièrement sous tutelle du ministère du rêve, se consacrant uniquement à cela. Le prix de la publicité onirique flamba – la spéculation allait bon train. Les ONGs du droit au rêve publièrent un manifeste pour que le contrôle des rêves soit pris en charge par une institution indépendante.

Mais le gouvernement voyait un potientiel énorme dans ce décuplement du contrôle des rêves. Plus besoin d'éducation, de police, ni de télévision, le gouvernement voulait brancher tous les citoyens la nuit à un grand système d'information central. Très rapidement, les membres des ONGs furent placés en rétention, l'installation d'instruments de contrôle du rêve fut généralisée à tous les rêvoirs publics et privés, ainsi que chez les citoyens, et la sieste devint obligatoire.

La population râlait, on parlait de la "dictature onirique", des manifestations eurent lieu où l'on voyait réapparaître les oreillers à clous de l'ère des insomaniaques. Pour couronner cela, le scandale des vétérans de l'ère du cauchemar éclata au grand jour et le parlement demanda au gouvernement Ladi de démissionner. Il s'agissait du fils de Ladi, et non de Ladi lui même, qui était mort assassiné par un videur de bordel car il s'en était pris à une prostituée qui refusait de coucher avec lui sous prétexte qu'il était "de ces gens qui veulent le faire dans les toilettes".

Ladi fils n’avait aucune envie de quitter le pouvoir. Il décida de réagir vite, et avec la plus grande fermeté. Il dissolut l'assemblée et envoya la molice forcer tous les citoyens à se brancher sur les contrôleurs de rêves. Tout le monde du s'y résoudre, les gens simples comme les millionnaires de la publicité onirique, les chercheur et les molicier, les prisonniers et les membres du gouvernement, tous. Ladi lui-même, pour donner l'exemple, fut filmé et retransmis en direct alors qu’il se branchait et s'endormait paisiblement. Les moliciers firent le tour de toutes les habitations et vérifièrent que tout le monde s’était bien couché et branché, puis se branchèrent eux-mêmes.

Toute la population de notre grande nation rêva cette nuit là, à l'unisson, du nouveau programme concocté par le gouvernement Ladi. Il s’agissait de l’importance de l’ordre social, de la nécessité du changement dans la continuité, de valeurs patriotiques, et de publicités pour cornichons, sur trois canaux différents et à une vitesse accélérée.

Chapitre 3 Sans Soleil

Le lendemain, le soleil ne se leva pas.

Comme d'habitude, les gens s'étaient levés et rendus au travail plein d'entrain, s'étonnant, sans s'inquiéter, du peu de luminosité de cette matinée d'hiver. Mais après quelques heures cependant il avait fallu se rendre à l'évidence : le Soleil ne se levait pas, il faisait toujours nuit noire.

Une foule s'amassait dans la rue. Les gens sortaient de leurs bureaux sous prétexte de fumer, de déjeuner, ou de faire une course, et personne ne revenait. Ils scrutaient le ciel. On voyait les étoiles car l'éclairage des rues n'avait pas été remis en route, forcément il aurait du faire plein jour -

“Oui, il aurait dû faire plein jour!” – se défendait au même moment le maire de la capitale dans le bureau du président Ladi.

On cherchait à tout prix un astronome, un physicien, n'importe quoi, n'importe qui pouvant expliquer ce qu'il se passait. Mais personne ne pouvait expliquer quoi que ce soit, tout le budget de la cherche ayant été affecté au rêve depuis des années.

Seul un très vieux bonhomme se souvenait de la situation qu'Einstein avait imaginée pour expliquer que la gravité se propagait comme une onde. Einstein avait posé la question : que se passerait-il si le soleil s'éteignait subitement? La Terre prendrait-elle immédiatement une trajectoire rectiligne? Non, avait-il répondu, il fallait d'abord que les ondes gravitationnelles arrêtent d'atteindre la Terre, ce qui aurait lieu en même temps que l'arrêt de la lumière, soit sept minutes après la disparition du Soleil.

Cela n'apportait absolument aucune explication à ce qu'il s'était passé mais, le vieux bonhomme ayant raconté son histoire à la télévision, tout le monde cru qu'Enstein avait prévu la fin du Soleil et que la Terre dérivait maintenant vers le néant. Ce fut la panique générale. On voulait vérifier si la Terre dérivait effectivement en calculant sa position par rapport aux étoiles mais c'était impossible: entre temps la neige s’était mise à tomber. C’était une neige épaisse, et cette neige était noire.

On avait jamais vu une telle confusion. La fin du monde était sans doute pour très bientôt, une question de minutes ou d'heures. Certains se précipitèrent dans les glises pour prier, d'autres organisèrent des orgies, la plupart faisaient les deux, tous ressentirent la plus grande angoisse.

Mais les heures passaient, les orgies se finissaient, et la fin du monde ne venait pas. A part la neige qui continuait à tomber, dense et noire, perturbant la circulation et étouffant les sons, la Terre semblait continuer à fonctionner normalement. Un scientifique des rêves eut une remarque intelligente : "si nous avions quitté notre orbite, la gravité en aurait été changée sur la Terre, votre poids a-t'il changé?"

Lodi, qui s'était retrouvé dans une glise, puis à enculer un prêtre, puis à ramper par terre de repentance, repris ses esprits et décida de se tenir à l'hypothèse que la fin du monde n'était pas pour tout de suite. Il fit une déclaration télévisée affirmant que le gouvernement avait de sérieuses raisons de croire que ce n'était pas encore la fin du monde et lança la molice dans les rues pour rétablir l'ordre. Il fallu ramasser des milliers de suicidés et interner d'innombrables fous.

Une réunion de crise avait été organisée dans le bureau de Ladi avec quelques scientifiques du laboratoire de cherche qui avaient des notions autres que la science des rêves. Un grand schéma avait été tracé sur le tableau, on y voyait un arbre de possibilité avec "fin du monde" ou "pas fin du monde", si "pas fin du monde", "catastrophe climatique" ou "attaque de l'ennemi" et ainsi de suite, une bonne centaine de possibilités ayant été explorées.

Mais personne n'arrivait à comprendre ce qu'il se passait et bientôt tous arrivèrent à la conclusion qu'il devait s'agir d'une attaque climatique de l'étranger. L'étranger, c'était les sauvages de l'Autre Continent, puisqu'il n'y avait plus d'étrangers sur notre continent à nous depuis la glorieuse ère du cauchemar.

C'était l'explication la plus pratique. Il aurait fallu pour en être sûr, vérifier que sur leur continent aussi le soleil avait disparu mais on ne disposait d'aucun espion là bas, et le gouvernement Ladi se refusait à envoyer un télégramme à son homologue lui demandant si le soleil s'était levé sur son continent...

Pendant ce temps, les gens s'étaient rassemblés devant le palais du gouvernement et exigeaient une explication. La neige tombait toujours, noire, chaude et poisseuse... La rumeur d'une attaque climatique se propageait mais il ne fallait pas que le pays se mobilise sans raison. Surtout, mieux valait éviter une guerre avec l'Autre Continent s'ils n'étaient pas responsables. Cette farce climatique avait affaibli notre glorieuse nation et l'Autre Continent était fort bien équipé en armes atomiques. Il fallait éviter toute provocation. Aussi Ladi fit une nouvelle intervention télévisée expliquant que les scientifiques étaient arrivés à la conclusion que le Soleil faisait grève car les terriens n'avaient jamais payé pour l'énergie qu'il leur fournissait. Le gouvernement avait ouvert les négociations et était prêt à payer. Il demandait aux citoyens d'être patients et de rassembler leurs biens de valeur pour les donner à la molice.

La même déclaration fut mise au programme des rêvoirs de cette nuit là, mais peu dormirent. L'activité des glises ne s'était pas arrêtée et on y recommençait des orgies.

Le lendemain, le Soleil n'apparut pas non plus, mais la neige s'arrêta et le ciel s'éclaircit, à cela près qu'il était maintenant rouge, un rouge sombre, une ombre de rouge, presque sans lumière, qui n’éclairait rien.

Le gouvernement Ladi et sa cellule de crise avait planché toute la nuit, mais ne s'attendait pas à un tel coup de théatre : un retour de la lumière sans retour du Soleil, et un ciel rouge. C'était à en perdre la tête.

Le chercheur de rêve qui avait programmé les derniers rêvoirs émit alors une hypothèse : et si c'était l'introduction des rêves parallèles et la tentative d'accélération qui avait déréglé notre système perceptif?

On ne le cru pas au début : si l'on prenait des photos du ciel, le ciel était aussi rouge sur la photo, si on mesurait à travers divers appareils, on avait toujours ce même ciel rouge et pas de Soleil. Le scientifique revint à la charge en argumentant que peu importait l'instrument de mesure utilisé, ce qui comptait, c'était que nous avions été déterminé à voir le ciel comme rouge, et que nous le verrions rouge quoiqu'il arrive, quelque soient les moyens détournés pour qu'autre chose que nous analyse la couleur du ciel. De plus, comment savoir s’ils n’étaient pas encore dans ce rêve à l’unisson ? Avec la découverte de la vitesse relative des rêves, cela devenait probable de rêver de tous ces événements en quelques minutes. Qui n’a jamais rêvé qu’il se réveillait ?

Il fallait trouver une explication, et vite. Une secte s'était formée, les nihilistes, qui affirmait que le ciel n'avait pas de couleur, que de toute façon il n'y avait pas de ciel, ni de terre, ni rien du tout - que des illusions tout cela. Ils étaient fort dangereux car d'une part ils niaient aussi la légitimité du gouvernement et d'autre part ils appelaient les gens à se suicider pour mettre fin à cette farce. Une épidémie de suicides se propageait dans le pays, les nihilistes se pendaient aux lampadaires en se masturbant. Ils éjaculaient en mourant et tâchaient les trottoirs, les vitres, les voitures et les passants – qui s’en retrouvaient fort démoralisés.

Et c'est ce moment que choisirent les sauvages de l'Autre Continent pour attaquer notre glorieuse nation. Ils avaient dû être informés du chaos qui y régnait et profitèrent de l'occasion. Mais nous ne sûmes jamais si le Soleil faisait aussi grêve chez eux, impossible d'en capturer un pour le lui demander : ils avaient choisi l'arme atomique.

Les habitants de notre glorieuse nation moururent sur le coup ou un peu plus tard à cause des radiations. Tous moururent. Sans qu'ils n'aient rien à faire, le système de réplique automatisée se mit en marche et atomisa l'Autre Continent. Ce qui détruit aussi toute leur population et déclencha leur système de réplique automatisée qui atomisa une nouvelle fois notre continent et fit exploser la Terre – en mille morceaux.

Voilà pourquoi, chers amis, notre glorieuse nation n'est plus aujourd'hui, ni vous, ni moi non plus. La Terre n'est qu'un ensemble de fragments dispersés dans l'espace parmi lesquels on ne trouve qu'un seul souvenir de l'humanité, envoyé comme message posthume à d'éventuels extraterrestres, un vieux disque rayé de chants révolutionnaires qui répète : "faites la sieste, pas la guerre."